
Dans mon village, à la campagne, on ne badine pas avec le cérémonial... La mise en scène est toujours bien plus importante que la scène elle-même. Ce souci de l'apparat n'est pas venu comme ça; il nous a été légué par des années de répétitions et de pratique. Et si aujourd'hui on outrepasse un peu les usages, c'est juste pour nous révolter quelque peu contre les années de mise au pas que nous dictaient nos directeurs de consciences sociaux, politiques et religieux...
Un des usages qu'on nous forçait à respecter, c'est celui du salut au drapeau. Ca avait commencé avec les français. Chaque matin ils levaient leurs couleurs et nous obligeaient à faire face à leur drapeau et à nous mettre au garde à vous jusqu'à ce qu'il soit hissé... Ca prenait le temps que ça pouvait prendre, le cantonnier devait déposer son balai sur sa brouette, le berger mettre sa canne au pied et l'écolier poser son cartable jusqu'à ce que le cérémonial se terminât sinon on avait droit à la gifle qui faisait voler le turban ou au coup de pied qui vous « concavait » le dos et vous « convexait » le ventre...
Aux lendemains de l'indépendance on installa une hampe pour notre drapeau en plein milieu de la place et on s'essaya à le lever chaque matin... Ca a duré quelques mois puis l'euphorie révolutionnaire étant tombée, on accrocha un drapeau par édifice et on le laissa affronter tout seul les intempéries jusqu'à perdre toutes ses couleurs et se réduire en lambeaux. Mais s'il y'a un rituel qui a bien duré, c'est celui des réunions organisées par le parti, n'importe où et pour n'importe quoi.
Ces réunions commençaient toujours par l'ouverture solennelle de la séance au nom du Peuple, du Parti et de la Révolution puis on dédiait une minute de silence aux martyrs de la Révolution et qui durait toujours deux ou trois minutes dans une solennité que les responsables du parti exagéraient tout de même un peu beaucoup en prenant une mine affectée, en levant la tête et en fixant des points au plafond des salles...
Cette longue minute était suivie par l'hymne national que devait nasiller le tourne-disque qui trouvait toujours là l'occasion de répéter "en tahya el Djazair" jusqu'à l'intervention du secretaire de la kasma qui poussait le bras du platine et sautait le "fash'hadou" en ses trois sentences pour aborder la strophe suivante...
C'était ensuite la Fatiha qu'on récitait silencieusement puis le vieux coordinateur de la Kasma d’un geste ample invitait l'assistance à s'asseoir et quelques minutes plus tard, l'ordre du jour étant épuisé, le même coordinateur levait la séance comme s'il se lavait les mains et la vie reprenait son cours en attendant la prochaine réunion...
Un jour ce rituel fut totalement chamboulé...
C'était à l'occasion d'une réunion à l'usine d'en haut que le parti avait programmée pour expliquer un discours du président Boumediène aux travailleurs...
N'étant pas très au courant des usages et croyant, de par ses fonctions, être le maître de céans, le jeune Directeur crut de son devoir et de ses attributions d’ouvrir la séance pour passer la parole au vieux coordinateur de la Kasma.
La suite du rituel se passa sans incidents, prise en charge de main experte par ledit coordinateur qui, après une brève introduction en arabe classique haché (on dit chez nous « madhroub bechakor »), passa à son tour la parole à son secrétaire tiré à quatre épingles pour la circonstance.
Le secrétaire, sans se déboutonner la veste, relut laborieusement et intégralement le discours de Monsieur le Président en essayant de mettre aux moments forts l'emphase et la gestuelle qu'il fallait, mais à chaque fois qu'il levait la tête, il perdait le fil du texte et s'embrouillait un bon moment avant de le retrouver, sous le regard sévère du vieux coordinateur qui se raclait la gorge ou buvait une gorgée d’eau durant ces intermèdes...
Ce n'était en réalité pas vraiment catastrophique puisque l'essentiel ne résidait que dans la démarche, pas dans le discours que tout le monde avait fort bien compris car le Président savait user de l'arabe dialectal et excellait dans sa manière de ponctuer ses interventions par les bons mots du terroir qui faisaient un si grand plaisir au peuple...
La lecture terminée, le Directeur donna la parole au coordinateur de la Kasma en l'invitant à clore cette très bénéfique réunion qui aura permis d'expliquer le grand discours de notre Président...
Il y'eut un petit flottement et le coordinateur de la Kasma, sans regarder le Directeur dans les yeux, lui répondit avec la hargne étouffée d’un gros reproche : « tu t'es empressé de l'ouvrir tout à l'heure et bien débrouille toi pour la fermer maintenant !... »
Les grincements des chaises ne permirent pas à l'assistance d'entendre cette répartie fulgurante du coordinateur; pensant sans doutes qu'il venait de lever la séance en le voyant marmonner, elle applaudit à tout rompre et dans un tintamarre de bruit de vestes, de souliers et de chaises la salle se vida...
Ce fut pour l'histoire la première et peut être la seule séance du parti qui fut ouverte mais jamais officiellement levée...
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