samedi 8 octobre 2011

LA KASMA SABORDE PLUTUS

Dans mon village, à la campagne, nous n’avons pas besoin de théâtre. Vivant des vaudevilles permanents, nous ne trouvons aucun intérêt à voir gesticuler sur une scène des acteurs que nous pouvons voir en live à tout moment de la journée et en tout endroit de notre village.

Un jour pourtant, un petit groupe de villageois, eut l’idée de faire du vrai théâtre… Ils vinrent me trouver et me soumirent leur volonté de monter sur une scène, juste pour passer les soirs des vacances d’été dans une autre ambiance que celle du sempiternel jeu de dominos.

Nous étions en été de l’année 1982 ou 1983, j’avais découvert parmi mes livres le tome 2 de « théatre complet» d’Aristophane faute d’avoir du Boris Vian à portée de main, les librairies s’étant toutes transformées en gargotes et le livre de bonne littérature ayant déserté les rayons conquis par les fascicules de la bigoterie qui était descendue sur la société comme une grosse pluie de reconversion et de prosélytisme

En lisant la première pièce, je fus subjugué par ce théatre qui remonte à si loin et qui est resté d’une aussi grande pertinence. Ne pouvant leur proposer Lysistrata ou l’Assemblée des Femmes faute d’actrices et surtout pour ne pas déranger la « pudibondieuserie » ambiante avec des scènes difficiles à adapter à notre vécu, j’eus l’idée de mettre Plutus aux couleurs du village… Je rappelle qu’il s’agit de cette pièce dans laquelle Aristophane montre un monsieur, dérangé par les fortunes qui se donnent à ceux qui ne les méritent pas, parce que Plutus, le dieu Argent était aveugle, avait décidé de l’aider à recouvrer la vue afin de mieux lui faire choisir ses heureux élus…

Pris par le temps, je me mis à adapter la pièce scène par scène en laissant autant que possible mes acteurs en herbe improviser autant qu’ils pouvaient.

Nous demandâmes à l’époque une salle de classe qui était précédemment utilisée comme foyer de la jeunesse mais que la Parti s’est accaparée pour en faire une salle de réunion des militants des différentes cellules de la kasma.

Le coordinateur ne nous refusa pas les clés… On ne refuse pas les clés du Parti à des jeunes soucieux de bien faire !... mais il tînt à assister à toutes nos répétitions, en nous avouant avec un air gêné qu’il a toujours aimé le théâtre, de peur que n’interprétions mal la présence de ce spectateur unique surveillant dans la pénombre le jeu et les répliques des acteurs…

Il vint s’asseoir au fond de la salle et il souriait complaisemment face à cette jeunesse qui avait décidé d’elle-même de se prendre en charge culturellement.

Dans son esprit, il se voyait peut être déjà, parrain de cette troupe, recevant devant les spots de la télé la consécration au festival de Mostaganem pour une pièce fustigeant la contre-révolution et les maux sociaux qu’elle véhiculait…

Il apprécia très bien l’humour de la première scène en voyant Djamel Daïri en esclave s’insurgeant de devoir suivre son maître qui suivait lui-même obstinément un homme tout dépenaillé et de surcroit aveugle.

Nous répétâmes la scène à trois reprises…

A la quatrième, nous eûmes beau chercher le premier responsable politique du village pour qu’il vienne nous ouvrir la porte de la Kasma, il fit l’absent et à nos autres sollicitations, il se défilait toujours par d’évasifs motifs jusqu’à ce que nous fûmes découragés de reprendre nos répétitions et abandonnâmes de nous-mêmes, lassés de nos vaines sollicitations.

Nous demandâmes à user de la salle du foyer de jeunes du village agricole, salle fermée, depuis son ouverture et jusqu’à aujourd’hui, faute d’activités culturelles, de volonté de culture, et d’encadreur susceptible de la générer ou de la gérer.

Elle nous fut accordée et nous y tînmes deux ou trois autres répétitions mais un jour le maire de la commune où se situait le village agricole nous y interdit l’entrée sans daigner nous donner la moindre explication et nous dûmes remettre à plus tard ou à jamais notre ambition de monter sur des vraies planches et de jouer le Plutus d’Aristophane en public…

Bien plus tard, quand Octobre 88 eut raison du parti unique, le responsable de la Kasma qui s’était converti en démocrate nous expliqua pourquoi notre troupe naissante avait été sabotée…

Les responsables politiques locaux de l’époque avaient interprété Plutus comme hautement subversif nous dit-il…

« En effet, dans les états-majors locaux, nous avions, au vu de la première scène, compris toute la perfide symbolique que vous vouliez développer… Le maître et l’esclave qui suivaient un homme aveugle, il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que c’était le peuple dans toute sa composante qui s’accomodait d’un guide atteint de cécité… comble de l’outrecuidance, cette grave pièce subversive se jouait dans la salle de réunion du parti d’avant-garde qui menait le peuple vers la félicité révolutionnaire… C’était inadmissible !... et c’est pour ça qu’ordre a été donné par la fédération de décourager coûte que coûte cette troupe subversive naissante… surtout que le metteur en scène n’avait pas particulièrement bonne presse auprès des stratèges du parti… »

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